CHAPITRE NEUF
Chacun apparemment tenait pour acquis que Cadfael était de leur côté et qu’il s’était engagé sans retour dans leur conspiration. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il y avait une preuve irréfutable de l’innocence de Hyacinthe, que l’on pouvait apporter à Hugh Beringar dont personne ne mettait en doute l’impartialité. Seulement ce serait exposer le jeune homme au danger même auquel il avait voulu échapper une fois. Mais là, les choses se passeraient très différemment. Hugh était tenu comme tout le monde à respecter la loi et même ses talents à ne voir et entendre que ce qu’il voulait s’avéreraient inefficaces si Bosiet apprenait où se trouvait son vilain et qui lui donnait refuge.
— De vous à moi, avança Cadfael, passablement dubitatif, on pourrait vous expédier au pays de Galles, à l’abri des poursuites...
— Non, répliqua fermement Hyacinthe, je ne me sauverai pas. Je me cacherai ici le temps qu’il faudra, mais je n’irai pas plus loin. Je l’envisageais au départ quand je suis venu par chez vous, mais j’ai changé d’avis.
— Pourquoi ? se borna à demander Cadfael ?
— Il y a deux bonnes raisons à cela. D’abord Richard a disparu et il m’a sauvé la vie en venant me prévenir. Je suis et resterai son débiteur tant que je ne saurai pas qu’il est en sécurité et qu’il est rentré à l’abbaye. Deuxièmement, je veux ma liberté en Angleterre, à Shrewsbury, et j’entends y trouver du travail dès que je serai hors de danger, gagner ma vie et me marier... si Annette veut de moi, conclut-il avec un sourire, défiant Eilmund de ses yeux d’ambre.
— Tu pourrais peut-être quand même me demander mon avis, objecta ce dernier mais avec tant de bonne humeur qu’on voyait bien que l’idée n’était pas nouvelle et qu’elle ne lui déplaisait pas.
— Bon, c’est d’accord, quand le moment sera venu, mais ce que j’ai aujourd’hui à offrir, à vous ou à elle, ne fait pas l’affaire. Alors on va attendre, mais n’oubliez pas, hein ! Maintenant il faut trouver Richard, et j’y arriverai ! C’est ce qui compte avant tout.
— Et comment vas-tu t’y prendre, alors que Hugh Beringar et ses hommes ne sont arrivés à rien ? demanda Eilmund avec bon sens. Parce que je te rappelle que tu es recherché et que l’étau se resserre ! Sois raisonnable et reste tranquille jusqu’à ce que Bosiet comprenne que cette histoire lui coûte plus que ça ne vaut. Il en conviendra, tu sais. Il a des manoirs auxquels il doit songer à présent.
Mais Hyacinthe correspondait-il à la définition ordinaire d’un garçon raisonnable ? On pouvait se poser la question. Il était assis immobile, imperceptiblement tendu, comme s’il n’allait pas tarder à agir. Le feu brûlait doucement en se reflétant sur ses joues lisses et son front dont la nuance passa du bronze à l’or. Annette, assise près de lui, sur les coussins du banc, contre le mur, était à peu près de la même trempe. Dans son visage calme, étincelaient ses yeux d’un bleu de saphir. Elle les laissait parler à sa place sans se donner la peine d’ajouter un mot de son cru, ni de toucher l’épaule mince de Hyacinthe pour confirmer son emprise sur lui. Si d’aucuns avaient des doutes sur l’avenir d’Annette, c’était loin d’être son cas à elle.
— Richard vous a quittés aussitôt après vous avoir prévenus ? interrogea Cadfael.
— En effet, affirma la jeune fille. Hyacinthe tenait à le raccompagner jusqu’à l’orée de la forêt, mais il n’a pas voulu en entendre parler, confirma Annette. Il a refusé de bouger tant que Hyacinthe ne serait pas allé se mettre à l’abri, alors on le lui a promis. Et il est reparti par le sentier. Et nous, on est revenus auprès de mon père, vous le savez. On n’a croisé personne. Richard ne se serait jamais rapproché d’Eaton, sinon j’aurais pensé qu’il était retombé aux mains de sa grand-mère. Mais il avait bien l’intention de rentrer se coucher.
— C’était notre avis à tous, admit Cadfael, y compris à Hugh Beringar. Mais il s’est rendu sur les lieux de bonne heure et il a tout fouillé de fond en comble ; le gamin n’y est pas. Je pense que John de Longwood et la moitié de la maisonnée l’auraient avoué s’ils l’avaient vu. Dame Dionisia n’est pas vraiment commode, mais c’est Richard le maître du château. C’est à lui qu’il faudra obéir dans l’avenir, pas à elle. S’ils avaient eu peur de parler devant elle, ils auraient attendu qu’elle ait le dos tourné. Non, il n’est pas là-bas.
L’heure de vêpres était passée depuis belle lurette. Même s’il partait maintenant, il arriverait trop tard pour complies et cependant il retournait sans cesse, obstinément, cette situation nouvelle dans son esprit, cherchant la meilleure manière de progresser, alors qu’il ne semblait pas y avoir d’autre solution pour le jeune homme que d’attendre et continuer à échapper à ses poursuivants. Il était soulagé de savoir que Hyacinthe n’était pas un assassin, c’était toujours ça de pris. Mais le garder hors de portée de Bosiet, c’était une autre histoire.
— Pour l’amour de Dieu, mon garçon, en quoi as-tu pu offenser ton seigneur pour qu’il te haïsse à ce point ? soupira Cadfael. Tu as vraiment agressé son intendant ?
— Ah, voilà, commença Hyacinthe avec satisfaction et à ce souvenir, ses yeux brillèrent. C’était après la fin de la moisson ; il y avait une fille qui glanait dans le peu qui restait sur les champs du domaine. Aucune n’était en sécurité s’il la rencontrait seule. J’étais là par hasard. Il avait un bâton et il a lâché sa proie pour me frapper quand je lui suis tombé dessus. J’ai récolté quelques coups, mais il est resté inconscient sur les pierres de la tournière et il a mis du temps à retrouver ses esprits. Après ça, il ne me restait plus qu’à ficher le camp. Je ne laissais rien derrière moi, pas de terres – Drogo avait saisi mon père deux ans auparavant alors qu’il était malade et sur le point de, mourir et toutes les tâches me revenaient, le travail des champs, la moisson pour Drogo sans compter les dettes. Il nous en voulait depuis longtemps, il paraît que j’étais toujours à monter ses vilains contre lui... Si c’est vrai, c’était pour défendre leurs droits. Il y a des lois, même pour les vilains, mais dans les manoirs de Bosiet, elles n’avaient guère de valeur. Il m’aurait fait chèrement payer de m’être pris à son intendant. Il m’aurait condamné à mort si je ne lui avais rien rapporté. Je lui avais fourni l’occasion qu’il attendait.
— Et qu’est-ce que tu lui rapportais ? voulut savoir Cadfael.
— J’étais doué pour travailler le cuir, je fabriquais des ceintures, des harnais, des bourses, des tas de choses. Il m’a proposé de me laisser notre fermette si je m’engageais à lui remettre toute ma production pour gagner mon pain, maintenant que je ne possédais plus rien. Je n’avais pas le choix, j’étais toujours son vilain. Mais j’ai commencé à travailler mieux en utilisant des dorures. Il voulait gagner les faveurs du comte et m’a ordonné de lui fabriquer une reliure pour la lui offrir. Le prieur de chanoines augustiniens de Huntingdon a passé commande pour une reliure spéciale destinée à leur grand codex ; le sous-prieur des clunisiens de Northampton voulait une reliure neuve pour son missel. Voilà d’où c’est parti. Cela rapportait bien, mais je n’ai jamais touché un sou. C’est pour ça aussi qu’il voulait me récupérer vivant. Et son fils Aymer y tiendra aussi, sans nul doute.
— Si tu travailles aussi bien que tu le prétends, tu t’en sortiras partout, remarqua Eilmund, approbateur, une fois que tu seras débarrassé des Bosiet. Notre abbé pourrait très bien te confier une tâche et un des nos marchands ne serait sûrement pas fâché de t’avoir à son service.
— Où et quand as-tu rencontré Cuthred ? demanda Cadfael, curieux.
— Au prieuré des clunisiens de Northampton. J’y avais passé la nuit sans oser entrer, craignant d’être identifié par les quelques religieux qui me connaissaient. Comme j’étais parmi les mendiants à la porte, on m’a donné à manger, et quand je me suis remis en route avant l’aube, Cuthred partait aussi après avoir dormi à l’hôtellerie.
Un sourire inattendu apparut au coin des lèvres bien dessinées de Hyacinthe cependant que ses yeux restaient voilés sous ses paupières bombées veinées d’or.
— Il m’a proposé de venir avec lui. Par charité, certainement, ou bien pour m’éviter d’avoir à voler ma pitance. Et de tomber encore plus bas par conséquent.
Aussi brusquement, il releva la tête, fixant solennellement Eilmund de son regard intense, brillant. Il ne souriait plus.
— Il est temps que vous soyez informé de ce que vous ignorez à mon sujet. A vous je ne veux pas mentir. Je suis venu comme ça, sans rien devoir à personne, prêt à ne reculer devant rien. J’aurais pu être une canaille et un vagabond, il m’est arrivé de voler quand cela s’est avéré nécessaire. Avant de me donner asile une heure de plus, il vaudrait mieux que vous sachiez à quoi vous en tenir. Annette, poursuivit-il, et sa voix s’adoucit en prononçant son nom, est déjà au courant. Vous aussi en avez le droit. Je lui ai tout raconté la nuit où frère Cadfael est venu soigner votre jambe.
Cadfael se remémora la silhouette immobile, assise patiemment à quelques pas de la maison et la façon passionnée dont il avait prononcé : « Il faut que je vous parle ! » Il revit aussi Annette sortant dans l’obscurité et refermant la porte derrière elle.
— Le barrage sur le cours d’eau pour noyer vos plantations, c’était moi, continua le jeune homme, inflexible et décidé. La rive qui avait été sapée et le pont sur le ruisseau pour que les chevreuils puissent envahir vos terres, c’était encore moi ; moi aussi qui ai abattu une partie de la clôture d’Eaton pour laisser le passage aux moutons qui ravageraient les pousses de jeunes frênes. C’est dame Dionisia qui me l’avait ordonné car elle ne voulait pas vous laisser une minute de repos tant que l’abbaye ne lui aurait pas rendu son petit-fils. C’est pour cela qu’elle a installé Cuthred dans son ermitage, afin que je sois son serviteur. Mais à ce moment, je ne connaissais personne d’entre vous et ça m’était égal. Et puis je n’allais pas dédaigner les sommes qu’elle m’allouait, et ce d’autant plus que j’avais trouvé un abri sûr en attendant des circonstances plus favorables. Oui, tout est de ma faute et cela me désole encore davantage du fait que le pire est arrivé ; que c’est sur vous que cet arbre est tombé et que vous avez été coincé dans le ruisseau. Pour couronner le tout, aujourd’hui, vous voilà infirme, condamné à garder la chambre. Oh je sais, ce glissement de terrain est venu tout seul, je n’y avais pas retouché. Maintenant, vous savez tout. Si vous croyez devoir me flanquer une correction mémorable, j’aurais mauvaise grâce à vous donner tort, et si vous voulez me chasser, je m’en irai. Mais pas loin ! conclut-il carrément, tendant la main pour prendre celle d’Annette.
Il y eut un long silence que les deux hommes mirent à profit pour le dévisager intensément, silencieusement cependant qu’Annette les observait d’un air aussi grave. Chacun s’abstint de porter le moindre jugement. Personne n’avait poussé de hauts cris ni ne l’avait interrompu pendant sa confession où sonnait un léger défi. La vérité dans la bouche de Hyacinthe avait le tranchant d’une lame et son humilité tenait beaucoup de l’arrogance. S’il éprouvait la moindre honte, il le cachait bien. Et pourtant cela avait sûrement été très difficile de risquer de perdre la considération et la bonté que le père et la fille lui avaient témoignées. S’il avait tenu sa langue, il est clair qu’Annette aurait tout gardé pour elle. Il n’avait tenté ni de plaider sa cause, ni d’invoquer quelconques circonstances atténuantes. Il acceptait de payer sa dette sans rechigner. On pouvait se demander si un confesseur, aussi éloquent et redoutable qu’il puisse être, serait parvenu à amener cet être mystérieux à une telle franchise.
Edwin sortit de son immobilité, appuya plus confortablement ses larges épaules contre le mur et poussa un grand soupir.
— Ouais, si cet arbre est tombé sur moi, tu m’as aussi tiré d’affaire. Et si tu crois que je vais livrer à la justice un vilain en fuite sous prétexte qu’il m’a joué un tour de cochon, ça prouve que tu connais bien mal les gens simples de mon espèce. Il me semble que la frousse que je t’ai value ce jour-là t’a servi de leçon et tu ne l’as pas volé. Il ne s’est rien passé depuis, car pour autant que je sache il n’y a rien à signaler dans les bois ces temps-ci. La dame doit se demander si elle n’a pas conclu un marché de dupes. Alors sois raisonnable et tiens-toi tranquille.
— Je lui avais bien dit, lança Annette, avec un sourire confiant, que tu n’étais pas du genre à rendre le mal pour le mal. Si je n’ai pas ouvert la bouche c’est que j’étais sûre qu’il finirait par avouer de lui-même. Frère Cadfael sait que Hyacinthe n’a tué personne et qu’il ne nous a rien caché de ses actions pendables. Personne ici ne le trahira.
Cela paraissait évident, ce qui n’empêchait pas Cadfael d’être inquiet et de se demander quelle était la meilleure façon de procéder. On ne le trahirait certes pas, mais la chasse continuerait ; on allait repasser les bois au peigne fin, ce qui risquait d’amener naturellement Hugh à suivre à la trace le coupable le plus vraisemblable, permettant ainsi à l’assassin de s’en sortir. Après tout Drogo Bosiet avait aussi droit à la justice, bien qu’il n’eût pas pour les droits de ses gens un respect sourcilleux. Ne pas confier à Hugh tout ce qu’il savait de l’innocence de Hyacinthe (dont il avait la preuve), risquait de retarder la réouverture du dossier qui seule permettrait de poursuivre le vrai criminel.
— Voulez-vous avoir confiance en moi et me laisser raconter à Hugh Beringar la teneur de vos propos ? Je vous en prie, plaida instamment Cadfael, autorisez-moi à m’entretenir avec lui en privé...
— Non ! s’écria Annette, posant une main possessive sur l’épaule de Hyacinthe, le regard flamboyant. Vous n’avez pas le droit de le livrer, ce serait une trahison envers nous.
— Mais absolument pas ! Je connais bien Hugh, ça ne lui plaît pas du tout de remettre un vilain entre les mains d’une brute, la justice pour lui passe avant la loi. Je veux simplement qu’il sache que Hyacinthe est innocent et lui en fournir la preuve. Je n’ai nul besoin de lui révéler ni où ni comment je l’ai appris. Ma parole lui suffira. Il prendra alors des mesures pour retenir ses gens jusqu’à ce que vous soyez en sécurité et que vous puissiez vous exprimer ouvertement.
— Il n’en est pas question ! s’exclama Hyacinthe, sautant sur ses pieds d’un mouvement vif et souple, avec dans les yeux une flamme jaune due à l’inquiétude. Il ne faut rien lui dire ! Si on avait pensé que vous réagiriez ainsi, on ne vous aurait jamais mis dans la confidence. En tant que shérif, il est tenu de prendre le parti de Bosiet qui a des manoirs, des vilains. Vous pensez vraiment qu’il se rangera de mon côté, contre mon seigneur légal ? Il me ramènerait auprès d’Aymer et je pourrirais dans un cul-de-basse-fosse.
Cadfael se tourna vers Eilmund pour trouver de l’aide.
— Je vous jure que je peux laver Hyacinthe de tout soupçon en parlant à Hugh. Il a confiance en moi et il pourra mettre un terme à cette poursuite en rappelant ses hommes ou en les envoyant ailleurs. Il faut encore qu’il retrouve Richard. Vous connaissez Hugh Beringar, Eilmund, vous savez bien que c’est un être impartial.
Seulement voilà, Eilmund ne le connaissait pas aussi bien que Cadfael. Le forestier secoua la tête, dubitatif. Un shérif c’est un shérif ; il a prêté serment et la loi ne plaisante pas avec tout ce qui est paysan, serf ou gens sans terre.
— Oui c’est quelqu’un de bien, d’accord, mais je ne parierais pas la vie du petit sur l’honnêteté d’un officier royal. Non, il vaut mieux qu’on ne change rien. N’allez pas lui parler avant le départ de Bosiet, Cadfael.
Ils se liguaient contre lui. Il ne renonça pas cependant, arguant calmement que ce serait un grand soulagement si on cessait de s’en prendre à Hyacinthe, une fois son innocence discrètement établie auprès de Hugh et ainsi la justice pourrait rechercher le véritable meurtrier de Drogo et concentrer ses efforts sur Richard en utilisant des ressources plus importantes pour fouiller la forêt où l’enfant avait disparu. Mais ils n’étaient pas non plus à court d’arguments de poids.
— Supposons que vous alliez voir le shérif, fit remarquer Annette, même en secret et qu’il vous croie, il aurait toujours Bosiet sur le dos. Un serviteur de son père lui expliquera qu’il est pratiquement certain que le fugitif, meurtrier ou non, se cache dans les parages. Lui n’hésitera pas à utiliser les chiens si le shérif retire ses hommes. Non, n’en parlez à personne. Pas encore. Attendez qu’ils abandonnent l’enquête et rentrent chez eux. Promettez-le-nous. Promettez de garder le silence jusque-là.
Et voilà, c’était terminé. Il ne lui restait plus qu’à s’incliner. Ils lui avaient accordé leur confiance et devant cette levée de boucliers, il n’avait plus qu’à s’exécuter. Ce à quoi il consentit en soupirant.
Il était très tard quand, après avoir donné sa parole, il se décida à se lever pour reprendre le chemin de l’abbaye. Mais cette parole, il l’avait également donnée à Hugh, sans se douter qu’il lui serait à ce point dur de la tenir. Ne lui avait-il pas signalé que s’il apprenait quoi que ce fût, il en serait le premier informé ? Bien qu’innocente c’était une façon subtile de s’exprimer, et un esprit tortueux pourrait s’en accommoder de plusieurs manières, mais le sens de ces mots était aussi limpide pour Hugh que pour lui. Et il serait dans l’obligation de se parjurer. Tout au moins tant qu’Aymer Bosiet serait dans la région et qu’il n’aurait pas compris que mieux valait renoncer à sa vengeance. Alors il réfléchirait sérieusement et se déciderait à regagner ses pénates afin de profiter de son héritage tout neuf.
Sur le pas de la porte, il eut soudain une idée et se retourna pour poser à Hyacinthe une dernière question.
— Et Cuthred ? Vous viviez très près l’un de l’autre. A-t-il participé aux plaisanteries douteuses auxquelles tu t’es livré dans la forêt ?
Hyacinthe le dévisagea gravement, passablement surpris, ouvrant tout grands ses yeux d’ambre.
— Ce n’est pas possible. Il ne quitte jamais son ermitage.
Aymer Bosiet pénétra dans la grande cour de l’abbaye aux environs de midi le lendemain, suivi d’un jeune palefrenier. Frère Denis, l’hospitalier, avait reçu ordre de le conduire auprès de l’abbé dès son arrivée, car celui-ci ne tenait pas à laisser à un autre le soin de lui apprendre la mort de son père. Il s’y employa avec une délicatesse qui, il faut le reconnaître, ne semblait guère de saison. L’orphelin resta silencieux pendant le discours de Radulphe et prit tout son temps pour réfléchir à toutes les implications. Quand il eut digéré la nouvelle, il y répondit comme il convient, mais il était facile de voir qu’il pensait à autre chose. Derrière ce visage moins massif et brutal que celui de son père et que le chagrin ne marquait guère pour le moment, il y avait un esprit vif et calculateur. S’il fronça les sourcils, c’est qu’il se rendait compte des difficultés supplémentaires que cela signifiait, comme par exemple commander un cercueil, une charrette et engager d’autres gens pour l’aider à rentrer chez lui, et donc utiliser au mieux la période qu’il passerait ici. Radulphe avait déjà demandé à Martin Bellecotte, le maître charpentier de la ville, de fabriquer une bière toute simple, non encore recouverte car il était hors de doute que son fils désirerait voir le mort et lui rendre un dernier hommage.
Songeant à cette situation nouvelle, le jeune homme demanda à brûle-pourpoint, apparemment très intéressé :
— A-t-il pu remettre la main sur notre vilain qui s’est enfui ?
Si la question choqua Radulphe, il s’arrangea pour n’en rien laisser paraître.
— Non, répondit l’abbé. Le bruit a couru qu’il était dans la région, mais on ne sait pas vraiment s’il s’agissait du garçon aux trousses desquelles vous êtes. Pour autant que je sache, on ignore où il est allé.
— Recherche-t-on l’assassin de mon père ?
— Bien entendu. Le shérif y emploie tous ses hommes.
— On doit s’occuper de mon vilain aussi, j’imagine, dit Aymer d’un ton glacial, qu’il s’agisse ou non de la même personne. Les représentants de la loi sont tenus de m’assister en l’occurrence. Cet individu est une calamité mais il nous est précieux. Je ne le laisserais pas m’échapper pour tout l’or du monde.
Il donnait l’impression de mordre en prononçant ces mots. Il était aussi grand que son père, avec la même ossature longue, mais il était plus mince, avec un visage maigre et une dentition solide. Lui aussi avait des yeux très creux, de la même couleur opaque, indéterminée, ses prunelles paraissaient être tout en surface et dépourvues de profondeur. La trentaine, peut-être, il semblait plutôt satisfait de la tournure des événements. Une intonation de propriétaire commençait à percer sous cette voix dure. Et une conscience très aiguë de ce qui lui appartenait. Réfléchissant à ce qu’il avait perdu, il savait pertinemment ce qu’il voulait récupérer.
— Il faudra que je parle au shérif au sujet de l’individu qui prétend se nommer Hyacinthe. S’il s’est enfui, ne peut-on pas en inférer qu’il s’appellerait plutôt Brand ? Et qu’il a quelque chose à voir dans la mort de mon père ? Cela constitue déjà un lourd passif à son encontre. Et c’est une dette que je n’ai pas l’intention de laisser courir.
— Certes, mais cela regarde la justice et non pas moi, rétorqua Radulphe avec une politesse glaciale. On ne dispose encore d’aucune preuve concernant l’assassin du seigneur Drogo, que cela soit bien clair. Mais on recherche activement le criminel. Si vous voulez vous donner la peine de me suivre, je vais vous conduire à la chapelle où repose votre père.
Aymer se planta près de la bière recouverte d’un linceul et la lumière des grands cierges qui brûlaient à la tête et aux pieds de Drogo ne révéla guère de changement sur le visage de son fils qui regardait le corps, les sourcils froncés, mais surtout parce qu’il était plongé dans ses pensées ; cette mort ne lui causait ni colère ni chagrin.
— Je suis profondément choqué qu’un hôte de notre maison ait fini ainsi, murmura l’abbé. Nous avons célébré des messes pour le repos de son âme, mais aller plus loin ne relève pas de ma compétence. Je crois cependant, et fermement, que justice sera rendue.
— Naturellement ! acquiesça Aymer dont le ton lointain révélait qu’il avait manifestement d’autres chats à fouetter. Je n’ai pas le choix : il faut que je le ramène pour qu’on l’enterre. Je vais quand même attendre un peu. Je refuse de renoncer aussi vite à cette poursuite. J’irai en ville dès cette après-midi, je prendrai contact avec votre charpentier ; je lui demanderai de me fabriquer un autre cercueil plus solide, de le doubler de plomb et de le sceller. C’est dommage, il aurait très bien pu rester sur place, mais les gens de notre maison sont tous enterrés à Bosiet. Sinon ma mère ne l’admettrait pas.
Il y avait dans ce propos un soupçon d’exaspération. S’il n’avait pas été obligé de ramener le corps, il aurait pu rester dans la région aussi longtemps qu’il aurait fallu pour récupérer son homme. Et même, du train où allaient les choses, il s’attarderait autant qu’il le pourrait. Radulphe ne put s’empêcher de penser qu’il tenait essentiellement à remettre la main sur son vilain et que le meurtrier de son père lui importait assez peu.
Par un heureux hasard il se trouva que Cadfael traversait la cour au moment précis où le nouveau venu remontait à cheval, au début de l’après-midi. C’était la première fois qu’il avait l’occasion de voir le fils de Drogo. Il s’arrêta donc et se mit à l’écart pour l’observer à loisir. Impossible de se tromper sur son identité ; il y avait un air de famille évident, quoique moins accusé chez le jeune homme. Ses yeux étrangement creux, qui paraissaient dépourvus d’ombre et de forme du fait de la profondeur de leurs orbites, témoignaient de la même méchanceté, et quand il enfourcha sa monture, il fut facile de constater qu’il avait nettement plus de considération pour l’animal que pour le palefrenier. La main qui tenait l’étrier reçut un bon coup de manche de fouet dès que le cavalier fut en selle, et quand, surpris par cette brutalité, Garin se recula si vivement sur les pavés que le cheval prit peur, encensa et renâcla, le chevalier lui frappa les épaules de la lanière cette fois, mais d’un geste si machinal qu’il était aisé de comprendre que telle était sa manière de traiter ses subordonnés. Il n’emmena avec lui que le petit palefrenier et prit le cheval de son père qui était reposé et avait besoin d’exercice. Quant à Garin, il n’était sûrement pas fâché d’être resté derrière, ce qui lui permettait d’avoir quelques heures de paix.
Cadfael le rattrapa et lui emboîta le pas tout en se rendant aux écuries. Garin se tourna pour montrer que son ecchymose disparaissait rapidement, mais elle avait gardé le jaune d’un vieux parchemin et la cicatrice qu’il avait au coin de la bouche était toujours nettement visible.
— Voilà deux jours que je ne vous ai pas vu, remarqua Cadfael, l’examinant afin de savoir s’il avait été de nouveau frappé. Accompagnez-moi donc au jardin aux simples, que je m’occupe un peu de cette blessure. Votre maître en a pour une heure ou deux, je crois, ce qui vous laisse le temps de souffler. Votre plaie m’a l’air saine, mais je vais quand même la nettoyer un peu.
Garin ne tarda pas à céder à cette invitation.
— Ils ont pris les deux chevaux frais, je dois panser les autres. Mais il n’y a pas le feu, murmura-t-il.
Et il suivit volontiers Cadfael ; sa silhouette mince, marquée avant l’âge, se redressait, profitant du répit que lui valait l’absence de son seigneur.
Dans l’agréable fraîcheur odorante de l’atelier, sous les bouquets d’herbes bruissant au-dessus de sa tête, il s’assit confortablement, tout heureux de se laisser soigner. Quand Cadfael lui eut mis de la lotion, il ne manifesta aucune hâte à retourner auprès de ses chevaux, bien que les soins fussent terminés.
— Il est encore plus acharné après Brand que son père pouvait l’être, soupira-t-il, avec un hochement de tête compatissant mais peu efficace à l’égard de son ancien voisin. Il est partagé entre le désir de le pendre et celui de le ramener et de l’exploiter tant qu’il pourra. Parce qu’il a gros à y gagner, et il se moque de savoir si Brand a tué ou non parce que ça ne changera rien à sa décision ; ils ne débordaient pas de tendresse ces deux-là. C’est d’ailleurs vrai pour tous les membres de la famille. Aimer, ils ne savent pas ce que c’est, mais haïr, pour ça oui.
— Ah bon ? Il y a d’autres enfants ? demanda Cadfael, intéressé. Drogo laisse une veuve ?
— Une pauvre femme qui n’a plus aucune joie de vivre, mais de plus haute naissance que les Bosiet, ce qui les a obligés, à cause de sa parentèle, à la traiter mieux que le reste de leur entourage. Oui, Aymer a un frère cadet. Il serait plutôt moins violent et moins colérique que l’aîné, mais plus malin, il sait embobiner son monde. C’est tout, mais c’est bien suffisant.
— Ils ne sont mariés ni l’un ni l’autre ?
— Aymer l’a été mais sa femme était de santé fragile et elle est morte jeune. Il y a une héritière non loin de Bosiet qu’ils convoitent tous deux, mais en vérité ils en ont surtout après ses terres. Si Aymer est l’héritier, Roger s’y entend nettement mieux à se rendre agréable. Mais une fois qu’il aura obtenu satisfaction, il cessera de se donner du mal.
Quel que soit celui qui l’emporterait c’était pour la jeune fille une perspective peu réjouissante, mais cela expliquait sans doute pourquoi Aymer ne pouvait pas se permettre de s’attarder outre mesure. Qui va à la chasse perd sa place, c’est bien connu. Quand on vient d’hériter, il vaut mieux être sur les lieux, surtout quand on a un petit frère franc comme un âne qui recule. Aymer garderait sûrement cette donnée présente à l’esprit, quel que fût son désir de retrouver Hyacinthe et d’assouvir sa vengeance sur lui. Cadfael n’arrivait toujours pas à s’habituer à ce nom de Brand, tant il avait le sentiment que celui qu’il s’était choisi lui convenait mieux.
— Je me demande où Brand a bien pu se cacher, s’exclama soudain Garin, revenant inopinément à ce garçon singulier. C’est heureux pour lui, ça lui donne un moment de répit. Ce qui doit fortement déplaire à mon seigneur ! Au début chacun pensait qu’un être aussi adroit de ses mains filerait sur Londres, et ils ont perdu une semaine et plus à le chercher sur les routes du sud. On avait dépassé Thame quand un de nos hommes est venu nous prévenir que Brand avait été vu à Northampton. Puisqu’il se dirigeait vers le nord, Drogo a supposé qu’il continuerait sur sa lancée avant de piquer vers l’ouest en chemin afin de gagner le pays de Galles. Je voudrais bien savoir s’il a réussi. Aymer lui-même ne le suivrait pas au-delà de la frontière.
— Et vous n’avez trouvé aucune trace de lui le long de la route ? demanda Cadfael.
— Ce qui s’appelle rien. Mais on est très loin des parages où on pourrait le reconnaître et il n’y a pas grand monde pour accepter de se laisser entraîner dans ce genre d’histoire. En outre, je parie qu’il aura pris un autre nom. J’espère que ça lui portera chance. Les Bosiet peuvent raconter n’importe quoi, je le tiens pour un garçon estimable.
Et sur ces mots Garin se leva, ragaillardi mais peu enthousiaste, afin de repartir à son travail.
Frère Winfried s’employait à balayer les feuilles mortes sous les arbres du verger car, cet automne humide les avait fait tomber avant de prendre leurs belles couleurs habituelles et telle une douce pluie verte, elles pourrissaient lentement dans l’herbe. Cadfael se retrouva seul et désœuvré après le départ de Garin. Autant de raisons de s’asseoir tranquillement et de réfléchir, et puis une ou deux prières ne serait pas de trop, soit à l’intention de l’enfant qui avait disparu sur son poney noir au cours de cette mission généreuse et folle qu’il s’était fixée à lui-même dans l’intention de sauver un jeune homme un peu sauvage, soit pour le repos de l’âme du hobereau cruel, tué sans avoir eu le temps de se repentir ni de recevoir l’absolution et qui avait grand besoin de la grâce divine.
La cloche de vêpres le tira de ses méditations et il y répondit avec joie. Traversant les jardins et la grande cour, il se rendit au cloître puis à la porte sud de l’église pour s’installer à sa place habituelle. Au cours de ces quelques derniers jours, il avait manqué trop d’offices, il lui fallait à présent la compagnie de ses frères pour se rassurer. Il y avait toujours quelques fidèles de la Première Enceinte pour assister à vêpres, des vieilles femmes qui habitaient des maisonnettes appartenant à l’abbaye, des couples âgés qui avaient cessé de travailler et qui occupaient ainsi leurs longs loisirs, rencontrant leurs amis à l’église. Souvent des hôtes de l’abbaye s’y arrêtaient aussi au retour de leurs activités de la journée. Cadfael les entendait s’agiter derrière l’autel paroissial sous la vaste voûte de la nef. Il remarqua que Rafe de Coventry s’était choisi une place d’où il pouvait voir au-delà de l’autel et jusque dans le chœur. Agenouillé pour prier il avait gardé son attitude de calme apparent, en paix avec lui-même et sûr de lui. Son visage impassible tenait plus du bouclier que d’un masque. Ainsi il n’était pas encore parti voir ses fournisseurs au pays de Galles. Il était le seul membre de l’hôtellerie à être présent. Aymer Bosiet devait être retenu par l’enterrement dont il lui fallait s’occuper en ville, à moins qu’il ne battît la campagne alentour et la forêt voisine à la recherche d’indices concernant le fuyard qu’il poursuivait.
Les religieux entrèrent et gagnèrent leurs places, suivis des novices puis des écoliers ; ce qui ramena douloureusement Cadfael à la réalité car il y avait toujours un enfant qui manquait. Impossible d’oublier Richard. Tant qu’on ne l’aurait pas retrouvé aucun de ces petits ne se sentirait l’esprit en paix ni le cœur léger.
A la fin de vêpres, Cadfael s’attarda dans sa stalle, se laissant devancer par la procession des moines et des novices qui pénétrèrent sans lui dans le cloître. L’office apaisait par sa consolante beauté mais la solitude ensuite n’était pas moins salutaire, le silence également, après que se furent tus les échos de la musique. Être seul à cette heure de l’après-midi lui était particulièrement bénéfique, à cause de la couleur douce comme l’aile d’une colombe de la lumière ou parce qu’il sentait que son âme prenait les dimensions de la voûte jusqu’aux arcatures les plus élevées, comme une goutte d’eau devient tout l’océan dans lequel elle est tombée. Il ne pouvait y avoir de meilleur moment pour prier intensément et Cadfael en éprouvait le besoin. Pour le petit tout spécialement qui était seul lui aussi et qui avait peut-être peur. C’est à sainte Winifred qu’il s’adressa ; ils étaient gallois tous les deux et il était très proche d’elle, comme s’ils appartenaient à la même famille. Elle avait à peine dépassé le stade de l’enfance quand elle avait subi le martyre ; elle saurait protéger un jeune garçon en péril.
Frère Rhunn, qu’elle avait guéri, coupait soigneusement les bougies parfumées qu’il fabriquait pour son autel quand Cadfael s’approcha. Le cadet tourna son beau visage vers son aîné et lui accorda un regard de ses yeux couleur d’aigue-marine qui semblaient doués d’une lumière innée, il lui sourit et s’éloigna. Pas pour traîner et reprendre son travail quand l’autre aurait fini de prier, ni se dissimuler dans l’ombre pour l’espionner, non, il disparut hors de vue d’un pas vif, agile, silencieux, lui qui était jadis arrivé infirme, souffrant, et lui abandonna toute l’église pour que l’on pût y recevoir l’appel de ses mains jointes et le propager partout.
Cadfael se releva, réconforté, sans savoir ni se demander pourquoi. Au-dehors, la lumière déclinait rapidement ; ici, à l’intérieur, la lampe d’autel, les cierges odorants de sainte Winifred constituaient des îlots de pur rayonnement que la pénombre environnante enveloppait comme un manteau bien chaud protège du froid ambiant. Il s’en fallait de beaucoup que la grâce qui venait de toucher Cadfael ait eu le temps d’atteindre Richard, où qu’il fût, de le consoler s’il était effrayé, de le délivrer si on le retenait prisonnier et de le soigner s’il était blessé. Cadfael quitta le chœur, contourna l’autel paroissial et gagna la nef, conscient d’avoir accompli un geste absolument indispensable, prêt à attendre patiemment, voire passivement, la manifestation de la grâce.
Il lui sembla que Rafe de Coventry devait être aussi plongé dans ses prières car il se relevait tout juste dans la nef vide et silencieuse que traversait Cadfael. Rafe reconnut le compagnon rencontré près des écuries et lui adressa un sourire discret mais amical qui passa fugitivement sur ses lèvres.
— Bonsoir, mon frère ! J’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur d’être entré dans ces lieux avec mes bottes et mes éperons et tout couvert de la poussière de la route. J’étais en retard, ce qui ne m’a pas laissé le temps de me changer.
Comme ils étaient à peu près de la même stature, ils avançaient aussi du même pas.
— D’où que vous veniez, vous êtes le bienvenu, rétorqua Cadfael. Tous nos hôtes ne montrent pas forcément le bout de leur nez aux offices. Je n’ai guère eu l’occasion de vous voir ces deux derniers jours, je suis pas mal sorti moi-même. Vos démarches ont-elles été couronnées de succès ?
— En tout cas, j’ai eu plus de chance que l’un de vos hôtes, répliqua l’homme avec un coup d’œil en biais en direction de la porte étroite menant à la chapelle mortuaire. Mais pour mes démarches, je mentirais en affirmant que oui. Pas encore !
— Son fils est là en ce moment, l’informa Cadfael, suivant son regard. Il est arrivé de ce matin.
— Je l’ai vu. Il est rentré de la ville juste avant vêpres. Si je me fie aux apparences, lui non plus n’a pas réussi, quelles qu’aient été ses intentions. Il en a après un homme, à mon humble avis.
— En effet. Le jeune garçon dont je vous ai parlé, répondit sèchement Cadfael en étudiant les traits de son voisin quand ils longèrent l’autel paroissial illuminé.
— Je m’en souviens. C’est donc qu’il est revenu bredouille sans vilain attaché à une corde pendue à sa selle.
Rafe ne semblait toujours pas s’intéresser à Hyacinthe ni au clan Bosiet. Il pensait à autre chose. S’arrêtant brusquement près du tronc proche de l’autel, il fourra la main dans la bourse pendue à sa ceinture et en sortit une poignée de pièces. L’une d’elles lui échappa mais il ne se baissa pas tout de suite pour la ramasser. Il en laissa tomber trois dans le réceptacle avant de chercher celle qu’il avait perdue. Mais Cadfael s’en était déjà chargé pour lui et la tenait au creux de sa main.
S’ils ne s’étaient pas trouvés sous la lumière des chandelles de l’autel, Cadfael n’y aurait vu que du feu. C’était un penny d’argent, simplement, comme il en existait des milliers dans le royaume. Enfin presque. Il brillait de tout son éclat, mais il avait été frappé à la diable et ne pesait pas bien lourd. Maladroitement disposé autour de la croix courte au revers on distinguait le nom du graveur : Sigebert, un nom totalement inconnu de Cadfael et qu’on n’avait jamais vu dans la région. Et quand il retourna la piécette, il ne vit pas le profil familier d’Etienne, ni celui du feu roi Henri ; non, pas d’erreur, c’était celui d’une femme portant coiffe et couronne. Le nom qui figurait au bord : « Matilda Dom. Ang. » était quasiment inutile. C’était bien sûr celui de l’impératrice suivi de son titre officiel. Son trésor devait être passablement dégarni.
Cadfael releva la tête vers Rafe qu’il fixa intensément, avec un léger sourire où l’ironie tenait plus de place que l’amusement. Il y eut un assez long silence tandis qu’ils se dévisageaient.
— Eh oui, murmura Rafe, vous avez raison. On s’en serait rendu compte après mon départ. Mais cette pièce a de la valeur, même ici. Vos mendiants ne cracheront pas dessus sous prétexte qu’on l’a frappée à Oxford.
— Il n’y a pas longtemps, émit Cadfael.
— J’allais vous le faire remarquer.
— La curiosité, admit tristement Cadfael, est mon péché mignon.
Il tendit la petite pièce à Rafe qui l’accepta aussi gravement et la déposa dans le tronc d’un geste délibéré.
— Mais je ne parle pas à tort et à travers, poursuivit Cadfael. Et je n’irai reprocher à personne de défendre une cause honnêtement. Ces factions rivales me désolent, tout comme ces braves gens qui se déchirent, persuadés qu’ils sont que ce sont eux qui ont raison. Pour ce qui est de moi, vous pouvez circuler librement.
— Et votre curiosité ne s’étend pas aux raisons qui m’ont amené par chez vous, si loin du champ de bataille ? s’étonna doucement Rafe avec une certaine ironie dans son intonation. Allons, je suis sûr que vous m’avez percé à jour. Peut-être avez-vous cru que j’ai eu la sagesse de quitter Oxford avant qu’il ne soit trop tard ?
— Non, répondit Cadfael sans hésiter, cette idée ne m’a pas effleuré une seule seconde. Pas vous ! Alors pourquoi un homme aussi discret s’aventurerait-il si loin vers le nord en plein territoire du roi ?
— Il est vrai que ça n’est pas raisonnable, acquiesça Rafe. Que répondriez-vous à cela ?
— Je ne vois qu’une possibilité, commença Cadfael d’un ton calme et grave. On nous a parlé d’un homme seul qui était sorti d’Oxford, pendant qu’il en était temps, non pas de son plein gré mais pour remplir une mission pour sa suzeraine. Il emportait avec lui tout ce qui valait la peine d’être volé. Il n’est pas allé loin, on a trouvé son cheval à l’abandon, avec des taches de sang. Tout ce qu’il transportait avait disparu et lui, c’est comme si la terre l’avait avalé. Un homme dans votre genre, poursuivit Cadfael, cependant que Rafe l’observait attentivement, aussi impassible que jamais, avec son petit sourire dépourvu de gaieté, oui, un tel homme pourrait bien être monté jusqu’ici pour essayer de découvrir l’assassin de Renaud Bourchier.
Dans leur regard passa une lueur d’approbation mutuelle.
— Non ! souffla lentement Rafe de Coventry, mais avec une autorité qui ne laissait planer aucun doute.
Il s’agita et soupira, rompant le charme provoqué par le bref et profond silence qui s’ensuivit.
— Désolé, mon frère, vous n’y êtes pas. Non, je ne recherche pas le meurtrier de Renaud. C’était une bonne idée. Je regrette presque que ça ne soit pas vrai. Mais non.
Là-dessus, il se dirigea vers la porte sud et passa dans le cloître où la nuit allait tomber. Frère Cadfael le suivit sans souffler mot ni proposer une autre hypothèse. Il venait d’entendre la vérité et il le savait.